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Marcion, Justin, Paul et les autres
Les chemins de la connaissance sont parfois imprévisibles ; ainsi une aventure qui m’a fait devenir chevalier errant, comme mon très cher Jacques Brel, me fait arriver devant quatre panneaux où sont inscrits INRI, Foi, Espérance et Charité ? Suis-je tombé dans un piège vaticanesque ? Comment diable, moi qui m’honore d’être l’un des athées à 100% don’t Richard Dawkins regrette la rareté, tombé-je devant le vocabulaire de la religion chrétienne ? et ce après être passé par l’arbre des Sephiroth, pour arriver face à celle qui est la négation originelle du judaïsme ? Ces évenements personnels suscitebt une petite réflexion d'historien, selon un plan sinusoïdal : je partirai de l'établissement de l'église romaine, apostolique et catholique en 312 pour revenir sur le Yessuoah ben Youssef peut-être historique et étudier ensuite les avatars de ce personnage, devenu Christ, à la charnière du Ier et du IIe siècles.
Ces considerations ont été communiqués devant une assemblée nombreuse… à Vézelay ; ou plus exactement devant une loge maçonnique qui se réunit près de Vézelay.
1. Le bas-empire.
Le siècle de Constantin est celui où l'église chrétienne, officialisée au concile de Nicée, se constitue en suppléante de l'État romain défaillant, et s'octroie l'épithète de καθολίκη, qui signifie au choix "universelle" ou "totalitaire". Examinons l'inexactitude partiale des traductions : en grec ancien comme en κοινή, la préposition et préfixe κατά exprime bien l'écrasement, comme dans catastrophe, ὅλος désigne bien la masse, la totalité, pas l'ensemble des individus qui s'exprime par πάντες,et qui se distingue encore de δῆμος, le peuple dans son activité civique, et de λάος, le peuple dans son activité militaire, en grec homérique, qui est bizarrement à l'origine de notre laïcité.
Il s'agit donc bien d'une entreprise totalitaire qui s'inscrit assez exactement dans le totalitarisme de l'empire romain. Et ceci, malgré la légende des doux agneaux qui honoraient le poisson, dans une logique qui, dès le départ, était docile à ce totalitarisme romain. Il a fallu pour cela créer un dieu, Christus ou Χρήστος.
On dit souvent que Yessouah a promis un royaume et que les Chrétiens ont offert, à la place, une Église, c'est-à-dire un régime totalitaire qui s'est habilement, grace à des potentats comme Grégoire de Milan, substitué à l'Empire romain défaillant.
Il est probable que Yessouah ben Youssef, ce qui veut dire à peu près Jean Dupont, a été pris comme un archétype de prophète juif, et qu'il réalise en même temps le prototype grec (et indo-européen) de l'enfant prophétique : quand on a 13 ans et qu'on fait sa bar-mitsvah, sous le regard suspicieux du rabbi, du père et des oncles, des frères aînés, qu'on doit réciter par cœur les versets de la Torah et leur explication, je ne connais aucun ami juif qui n'ait bafouillé ; or, à cet âge, Yessouah discute avec les Docteurs de la Foi, les Rabbins, Lévis et Cohens, et leur donne des leçons de Torah. Lui qui vient de Galilée, qui était un peu pour les Hiérosolymites ce que les Belges, ou les Morvandiaux, sont pour les Parisiens.
Vous me comprenez à demi-parabole, mes FF∴, l'archétype sémitique du prophète inspiré se mêle à l'archétype indo-européen de l'enfant prophétique. Jésus, Romulus, Servius Tullius, même combat. Mais c'est plus compliqué.
L'édition savante du nouveau testament grec dont je dispose mentionne à raison de dix à vingt par page les références littérales à la Torah, aux Prophètes et, un peu moins, aux Livres des Macchabées, presque pas à Daniel et à Esther, rédigés directement en grec : ce qui veut dire que les références du Yessouah authentique étaient en araméen et pas en grec, langue imposée par Antiochos IV. Lequel Antiochos IV disparaît opportunément suite à la guerre des Macchabées, offrant au peuple d'Israël une soixantaine d'années d'indépendance, jusqu'à ce qu'en 63 Pompée détruise le temple qu'il avait à peine reconstruit.
Sans parler du moyen-âge, où l’église chrétienne fonde les villages autour des chapelles et des cimetières qui les entourent dès le VIe siècle, dirige l’état-civil et l’enseignement, et contrôle plus ou moins les féodaux, reportons-nous au Ve à la fin du IVe siècle : c’est Léon Ier, évêque de Rome, qui négocie avec Attila ; c’est Ambroise de Milan qui dissuade Alaric Ier de pénétrer en Italie… et non l’empereur de Rome, Honorius qui venait de succéder en Occident à Théodose Ier. Cinq ans plus tôt, l’église chrétienne a proscrit les juifs, et au début du même siècle Constantin s’est, dit-on, converti suite à une vision près du pont Milvius, avant de christianiser l’Empire et de réunir le concile de Nicée qui constitue l’acte de fondation historique de l’église. En réalité, même là, la légende est double, et Lucien Jerphagnon, qui estime non-historique la légende du pont Milvius, reste également sceptique sur l’idée que Constantin se serait converti le jour de sa mort, en 336.
Ce siècle triomphal est certes fondateur pour l’église chrétienne, qui peut dès lors se prétendre catholique, c’est-à-dire universelle, ce qu’elle veut réaliser d’abord en excluant les schismatiques ariens et autres hérétiques. Si l’on se rappelle qu’hérésie signifie choix, il est facile de conclure que l’ange qui aurait brandi la croix en disant à Constantin in hoc signo uincessignifiait d’abord que ce signe, qui ne servait pas de ralliement auparavant (c’était le poisson), assurait l’autorité universelle aux évêques, surveillants des croyants.
Si l’on remonte un tout petit peu plus haut, on tombe sur la crise du pouvoir impérial centralisé : les Romains n’étaient pas très malins, ils auraient dû se rendre compte plus tôt qu’on ne pouvait pas dominer tout le monde habité, l’oikoumène, du cap Finisterre à Babylone et du nord de l’Angleterre au Soudan, avec des magistrats issus de la classe politique romaine étendue aux affranchis grecs et italiens.
Dioclétien avait inventé la tétrarchie, deux empereurs et deux suppléants, les uns comme les autres divinisés de leur vivant sous les noms d’Augustes et de Césars, mais ils se comparaient aussi volontiers à Hercule, à Apollon et au Soleil. C’étaient trop de puissants pour un pouvoir, et le résultat était qu’on bastonnait à mort, jetait aux bêtes ou crucifiait tous ceux qui rechignaient à payer les impôts. Et les esclaves qui se révoltaient à juste titre contre l’exploitation. Les premiers crucifiés officiels furent d’ailleurs des esclaves, ceux de Spartacus, quatre siècles avant : Crassus avait cru bon, pour donner l’exemple, d’en laisser pourrir un tous les cent pas le long de la voie appienne, de Brindes à Rome. Néron, dont je reparlerai, trouva amusant, en 64, d’asperger les crucifiés d’huile et de les allumer comme des torches pour éclairer les fêtes nocturnes qu’il donna pour la reconstruction de Rome incendiée. À partir ce cet événement où Tacite relate, on y reviendra, que Néron choisit de faire porter sur les chrétiens la responsabilité d’un incendie qu’il avait peut-être provoqué, la propagande martyrologique a eu beau jeu de faire croire que tous les malheureux que les Romains ont torturés et tués depuis l’ont été à cause de leur foi chrétienne. C’est totalement invraisemblable. L’État totalitaire romain préfigure le fascisme et le nazisme, chaque homme est le sujet soit d’un patron, soit du patron supérieur, l’empereur, qui a droit de vie et de mort. Le père sur sa femme et ses enfants, le propriétaire sur ses esclaves, l’empereur sur tous. Cela s’appelle imperium. Il paraissait absolument normal que ceux qui refusaient l’impôt (ce fut le cas d’une partie des Hébreux, mais tout autant des Illyriens, des Gaulois ou des Maures), ceux qui n’avaient pas envie de combattre dans les légions, comme ceux qui voulaient changer d’empereur, fussent soumis aux pires supplices.
Mais il y avait des nuances : un soldat déserteur était battu de verges par les licteurs du général, les fameux fasces dont Mussolini prend le nom pour son mouvement d’extrême-droite, puis décapité. Un citoyen était privé de son droit de cité et interdit de séjour, mais le premier venu pouvait le tuer et apporter sa tête au gouvernant de l’époque, moyennant une part de sa fortune. Aux plus nobles, on envoyait un centurion qui les priait de s’ouvrir les veines ou de se jeter sur une épée, comme Sénèque ou Pétrone, s’ils ne préféraient pas le poison. Le cirque, c’était plutôt pour les prisonniers de guerre assez costauds pour faire durer le spectacle, et pour les esclaves, c’était la croix, ou les mines.
Ces pratiques montrent que le centralisme autocratique ne fonctionnait que sur la violence. On a depuis un siècle une explication un peu compliquée, celle des cercles de Polanyi qui a été vulgarisée par Fernand Braudel.
Que dit cette théorie ? Que le centre de pouvoir, Rome, Gênes ou Venise, exploite d’abord son environnement géographique immédiat sous forme esclavagiste, puis l’englobe comme un premier cercle dont les élites vont, à leur tour, exploiter puis englober une deuxième périphérie, puis une troisième, et ainsi de suite jusqu’à l’implosion. Ce qui est arrivé à l’impérialisme romain à l’époque de Dioclétien est qu’il ne contrôlait pas les marges de ses ultimes périphéries, Germanie, Dacie, Syrie, empire parthe et Égypte, et qu’il lui fallait des relais. Les évêques ont fait partie de ces relais quand l’Empire était coupé en deux. Depuis l’époque de Pompée, la Palestine avait été incluse dans le cercle le plus extérieur, donc le plus exposé aux conflits de suzeraineté.
2. La Palestine dans la politique romaine au tournant du millénaire.
César, Pompée et Crassus, qui rivalisaient pour le pouvoir centralisé de Rome dans les années 60 avant l’ère courante, avaient entrepris de créer des royaumes alliés, ou amis, ou tampons, comme on voudra, en face de Mithridate et de ses descendants, puis des Parthes. Crassus n’a pas compris la partition, ce qui lui vaut de mourir en 52. Antoine, héritier de César, n’a pas compris non plus : il va rencontrer les Parthes et revient vers Cléopatre la queue basse, si l’on peut oser l’expression, en 35. Pompée détruit le temple de Salomon en 63 avant l’ère courante ; ce qui, paradoxalement, fait prospérer l’économie locale, qui concentre tous ses efforts sur la reconstruction. En 70 après, Titus, fils de Vespasien, qui avait été légat de Néron en Palestine, réédite l’exploit, mais cette fois pour longtemps. Tous ces événements ont une importance dans l’histoire du judaisme : la seconde destruction du temple va jeter les juifs hors de Jérusalem et les contraindre à faire survivre leur religion dans la dispersion, ou diaspora, qui était déjà bien entamée à l’époque de César puisqu’on estime qu’il y avait six millions de juifs en Palestine, Galilée, Judée et Arabie et autant en Asie intérieure, en Afrique, en Grèce, en Italie et bien sûr en Égypte.
Il semblerait que l’incendie du Temple soit involontaire. L’extermination de Masada ne l’est évidemment pas, non plus que le pillage des objets de culte que commémore l’arc de Titus : la menorah, l’arche d’alliance, sont emportés par des soldats, source d’innombrables légendes qui se mêlent au trésor des Templiers et autres romans.
Il y a une chose que les historiens de la dispora et les exégètes bibliques n’ont pas relevée à ma connaissance, c’est que les juifs sont les vrais créateurs du culte impérial à Rome. Cela peut paraître paradoxal, mais s’explique encore par la rivalité entre Pompée, Crassus et César. Tandis que Pompée n’avait compris que la méthode belliqueuse, César, tout jeune ambassadeur en Bithynie, en 79, avait noué des contacts amicaux avec les prêtres du Temple qui, d’après Flavius Josèphe, avaient une culture hellénistique de tendance platonicienne. César avait été formé à Rhodes, et même si sa carrière politique le désigne plutôt comme épicurien, il n’avait aucun problème pour parler du dieu universel des stoïciens, ὁθέος. Car depuis Platon, aucun Grec cultivé ne croyait évidemment aux légendes, Zeus, Apollon ou Athéna. Sénèque aussi évoque un vague deus qui convient aussi bien aux monothéismes qu’aux idées de Spinoza.
Après la bataille de Pharsale, Pompée s’enfuit vers l’Égypte où les conseillers de Ptolémée XIII, le général Achillas et l’eunuque Potheinos, n’eurent rien de plus pressé que de lui couper la tête pour l’offrir à César, qui débarqua peu après. César arrivait avec moins d’une légion, et, erreur assez rare de sa part, il dédaigne le cadeau de Ptolémée XIII et entre dans Alexandrie précédé par les licteurs, symbole de l’impérialisme romain. Très vite, il est enfermé dans le palais des Lagides, coupé de ses réserves et de l’armée de Cléopatre qui campait entre l’Égypte et la Palestine. C’est le grand prêtre Archélaos qui enverra un détachement pour permettre à César de tenir Alexandrie en attendant ses légions. La Judée en fut récompensée : en 44, César lui octroie un statut d’alliance avantageux, corrigeant la faute de Pompée. Et cette même année 44, il est tué par une faction conservatrice du sénat. Son corps n’ayant pas reçu les honneurs funèbres à la romaine, ce sont des juifs du Trastevere qui ont bâti sur l’emplacement de son bûcher une maquette de temple depuis laquelle, le 15 août de la même année, son fils adoptif Octave déclencha le combat pour le venger… plus exactement pour récupérer son pouvoir, ce qui sera fait en 27. Or lors de cette cérémonie commémorative du 15 août, une étoile nouvelle apparaît : on l’appelle sidus Iulium et on considère dès lors que César vient d’être admis parmi les dieux.
Cette théophanie n’était pas dans la mentalité romaine. Tite-Live relatera autour de 27 que Romulus avait bénéficié de ce même privilège d’être enlevé au ciel par un phénomène météorologique, tout en relatant l’autre hypothèse qu’il aurait tout aussi bien pu être coupé en morceaux par les sénateurs au profit d’un brouillard soudain… mais chez les historiens romains, quand un épisode se reproduit à plusieurs générations de distance, c’est généralement le plus récent qui est authentique et qui a servi de modèle aux plus anciens.
Ainsi, dans l’histoire du IVe siècle, trois généraux se sacrifient pour sauver leur armée : c’est ce qu’on appelle la deuotio, qui consiste après une prière à tous les dieux à se couvrir la tête de son manteau et à galoper au milieu des ennemis. Ces trois généraux s’appellent tous Publius Decius Mus, et on suppose que seul le troisième seul est authentique, et que l’historiographie de sa famille a calqué l’exemple sur les deux générations précédentes.
Dire qu’il y a une influence juive dans la divinisation de César et dans la tendance des empereurs ultérieurs à se faire diviniser de leur vivant serait exagéré, parce que les souverains hellénistiques, descendants des généraux d’Alexandre, avaient donné l’exemple avec des termes qu’on retrouve curieusement dans le nouveau testament. Mais il faut noter la présence judaïque autour des cérémonies funèbres de César.
Le nouveau testament fonctionne différemment : comme les pratiquants sont baignés dans la Torah et les Prophètes au point de les connaître par cœur, c’est très naturellement que la révélation de Moïse, fondatrice, sera répétée dans la vision d’Ézéchias, celle de Jérémie, celle de Paul et bien d’autres. La question est de savoir pourquoi, alors que l’édition savante dont je dispose mentionne à chaque page dix ou quinze références littérales à la tradition judaïque, à ce qu’on appellera par la suite ancien testament, pourquoi la doctrine chrétienne va s’élaborer en rupture avec cette tradition.
3. Le genre littéraire des Évangiles.
Le nouveau testament tel qu’on le trouve dans la Jérusalem comme dans la Chouraqui se compose de 27 textes dont 21 doctes et dogmatiques, 14 épîtres de Paul et d’autres de Iakob, Pierre, Yoannès et Yehuda, l’Apocalypse et l’évangile de Yoannès, et enfin, base de l’enseignement chrétien pour les enfants, les trois évangiles dits synoptiques. Ces textes ont tous été écrits directement en grec. Même s’ils sont comme je l’ai dit bourrés de références à la Torah, et les lettres de Paul encore plus que les évangiles, ils s’adressent aux gentils, c’est-à-dire pour l’essentiel aux “craignant-dieu” ou τιμοῦμενοι, d’origine non-judaïque. Mais aussi aux juifs de la diaspora, comme l’indiquent leurs destinataires, Corinthe, les Galates, Rome… on sait par ailleurs que Paul prêcha en premier à Césarée, ville de fondation romaine.
Le journaliste Gérard Leclerc, admirateur tellement benoît de Paul qu’il en devient souvent naïf, admet ceci comme principe : la seule vérité que Paul assène est le Christ, tel qu’il l’a vu dans une apparition alors que, prétend-il, il se rendait à Damas précisément pour persécuter ses disciples, et c’est justement parce que la résurrection, les réapparitions sous forme corporelle ou sous forme lumineuse à différents groupes (les proches, Jacques son frère et Pierre, cinq cents personnes…), tout cela est invraisemblable, qu’il faut y croire, parce que ces miracles sont plus forts que ceux que relatent la Torah et les Prophètes. Credo quia absurdum, un principe qu’on peut appliquer aux extra-terrestres aussi bien qu’au libéralisme débridé.
Les critiques adressées par les libres penseurs reposent souvent sur le manque d’authenticité des textes ; les écoles bibliques anglaise et américaine tendent à montrer depuis quelques années que la personnalité de Paul est cohérente, que la fausse naïveté est une ruse de quelqu’un de particulièrement savant – au point que le roi Agrippa II avoue qu’il ne serait pas loin de se convertir, et que les Athéniens interrompent Paul en riant parce que sa rhétorique est meilleure que la leur. D’un côté Paul a un lexique dix fois plus riche que César, de l’autre il accumule les καί comme une scansion, qui prouve que les épîtres étaient faites pour être lues à haute voix devant les assemblées, les ἐκκλησίαι.
Une autre critique revient depuis Nietzsche : Saül aurait été, sur le chemin de Damas, frappé d’un coup de soleil ou d’une congestion cérébrale qui le laissa diminué. L’argument ne mérite même plus les critiques que lui adresse Gérard Leclerc.
Enfin, cette partie du corpus a bien été rédigée précocement, avant la première persécution de Néron. On sait, de source à peu près sure, que Paul a rencontré Annaeus Gallus, le frère de Sénèque, légat imperial de Néron à Chyprece qui place une partie de sa prédication bien avant 64.
Quant aux évangiles, les quatre canoniques sont apparemment des biographies, et l’exégèse chrétienne s’est attachée à en montrer la cohérence à travers des listes synoptiques de citations communes, soit littéralement identiques, soit avec des variantes minimes. Il existe en revanche des évangiles non retenus, dits apocryphes, qui ne sont que des recueils d’aphorismes de Yessouah, comme celui dit de Thomas.
Un curé de campagne m’expliquait jadis que les évangélistes ont des personnalités différentes, Marc étant un simple pêcheur, Matthias quelqu’un de déjà plus savant, Loucas un bon raconteur d’histoires et Yoannès un érudit illuminé. Classiquement, c’est la chronologie qu’on trouve encore dans Les premiers temps de l’église de Marie-Françoise Baslez, qui date de 2004, Marc aurait rédigé vers 70, au moment de la destruction du Temple, et les trois autres une dizaine d’années plus tard. Il n’est pas absolument nécessaire de descendre aussi bas, mais cela n’a en fait guère d’importance, puisque les rédactions ne sont que la mise en forme de traditions orales, et que même les auteurs n’ont aucune importance : on dit d’ailleurs “selon”, κατά, tel ou tel.
Selon Mordillat et Prieur, ce sont d’abord des centons de citations et d’anecdotes, des aide-mémoire où le prédicateur trouvera des textes à commenter selon les circonstances. C’est d’ailleurs, je crois, toujours ainsi qu’on s’en sert à la messe.
C’est exactement ainsi que se constituent les mythologies, que ce soit Héraklès, la guerre de Troie, Cûchulainn ou Thorr et Odinn : par la synthèse écrite et forcée de traditions orales lointainement, parfois, issues de faits authentiques, mais surtout qui résultent de l’imagination forcenée des conteurs. Roland Barthes a montré dans Mythologies, voici déjà cinquante ans, qu’il s’en crée encore de nos jours : il parlait de la DS 19, “voiture mythique”, on peut ajouter maintenant les golden boys ou les top-models.
Cette fabrication explique que Yessouah se voie attribuer des phrases totalement contradictoires : tantôt il dit qu’il est venu apporter la guerre et non la paix, qu’il vient chargé de foudre et d’épées, tantôt c’est le fameux message d’amour universel. Tantôt il prône de croître et de multiplier, tantôt il estime plus urgent de le suivre que d’embrasser sa mère, voire d’enterrer son père. On pourrait s’amuser à accumuler les contradictions si l’on perdait de vue que ces narrations ne sont pas historiques, mais apologétiques.
On trouvera donc passim trois types de messages.
Le premier est nationaliste. La Palestine s’était débarrassée de la monarchie syrienne, hellénistique, d’Antiochos IV Épiphane, en 124 sous l’action de la famille hasmonéenne, également connue sous le nom de Macchabées, et jusqu’à Pompée la Judée constitua un royaume indépendant, pour la seule fois de son histoire d’ailleurs. Ensuite les incertitudes de l’administration romaine firent que la Judée, la Galilée, la Samarie eurent tantôt des rois-clients comme Hérode, tantôt des proconsuls comme Pline le Jeune, tantôt de simples procurateurs comme Ponce Pilate.
Le nationalisme hasmonéen se revendiquait (pour simplifier) de l’hénothéisme primitif : seul le dieu d’Israël mérite obéissance, tous les autres peuples sont impurs et leurs dieux doivent être combattus. À la fin de la préhistoire, chaque tribu nomade avait son dieu, son El, et combattait l’El du voisin… si bien qu’en fédérant plusieurs tribus, Israël se trouvait avec plusieurs dieux, tous uniques, d’où le pluriel Elohim. C’est une religion hénothéiste plutôt que monothéiste.
S’ajoutait, dans le cas de Yessouah, son origine galiléenne : les Galiléens étaient considérés par les Judéens comme les Athéniens considéraient les Béotiens, ils étaient ruraux, pauvres et donc plus volontiers révoltés que les Judéens chez qui la foule de prêtres, de fonctionnaires, de marchands qui exerçaient dans le Temple sous l’autorité d’Hérode Agrippa étaient naturellement enclins à pactiser avec le roi pour garder leurs avantages. Ce sont ces scribes, pharisiens et sadducéens que le Galiléen aurait attaqués, non sans violence. D’un autre côté, quand Hérode veut recenser les Galiléens, sur le modèle romain, pour savoir qui peut servir dans l’armée et qui doit payer quels impôts, cela ne peut que soulever la révolte.
Le deuxième message est prophétique. Le peuple est devenu impur dans sa pratique tiède de la religion, il va donc vers sa perte, et c’est pour ses péchés que le Temple finira par être détruit. Il faudra attendre un jugement final pour discerner qui est juste, qui est impur, et restaurer le royaume. De ce fait le message est aussi apocalyptique, annonçant une catastrophe qui mettra tout au jour (c’est le sens du mot grec), et il est aussi messianique, en tant qu’il laisse entendre que cet avenir passe par une incarnation.
À maintes reprises dans les synoptiques et encore plus chez Yohannès, Yessouah clame qu’il est venu annoncer le feu et l’épée. C’est l’opposé du troisième message, celui du prologue de l’évangile de Yohannès, qui figure sur l’autel dans de très nombreuses loges ; ce message, qu’il vaut d’ailleurs mieux lire en grec, présente des aspects stoïciens et des rappels de la prédication de rabbi Illel. L’amour universel et la notion d’un dieu qui ne serait plus l’El d’une nation unique, mais celui de tous les hommes. Et qui donc, par définition, ne peut pas être un El ni un El multiple ou Elohim, ni même l’imprononçable Yahvé qui reste, dans la Torah, I, un dieu jaloux, fulminant et nationaliste.
La commodité de rabbi Illel (je tire mon information du Dictionnaire amoureux du judaïsmed’Attali), c’est qu’il est contemporain de Pompée et de Titus, puisqu’il a (aurait) vécu 120 ans, de 50 avant à 70 après. Comme d’habitude, il doit y avoir 10% d’histoire et 90% de légende, mais ce rabbi me plaît bien parce que c’est lui, et lui seul à ma connaissance, qui lie le message d’amour du judaïsme moderne (excluons les extrémistes, puisqu’il y en a aussi, hélas) et celui du christianisme expurgé de toutes ses purges, excommunications, anathèmes, persécutions, inquisitions et Saint-Barthélémy (ce qui ne laisse pas grand-monde, surtout au Vatican).
Je vous renvoie à Jacques Attali, qui bien entendu connaît le sujet mieux que moi. Il me reste à signaler quelques éléments qui, même dans la vie historique de Yessouah ben Youssef, le peu du moins que Mordillat et Prieur retiennent comme possiblement authentique, et dans la suite immédiate de sa communication, le rattache directement à l’univers politique hellénistique et romain.
Yessouah est un garçon juif ordinaire, mais prédestiné : il est circoncis à huit jours selon la règle, et fait sa bar-mitsvah à douze ans. La bar-mitsvah est une fête où l’adolescent récite pour la première fois un texte et un commentaire appris de la Torah, et en général il bafouille. Or Yessouah est dès cet âge capable de tenir tête aux scribes et aux rabbis pharisiens : c’est un thème légendaire, la précocité, qu’on retrouve dans le personnage de Romulus chez Plutarque, dans celui de Servius Tullius chez Tite-Live, chez Gilgamesh, Héraklès et un peu partout. Il marque la prédestination au pouvoir royal, chez les Indo-européens comme dans les légendes sémitiques, comme l’a souligné une grosse thèse allemande d’un nommé Binder, qui cite 80 légendes où la prédestination s’ajoute à la gémellité, à l’allaitement par des animaux et parfois à l’abandon du nouveau-né dans un berceau qu’on jette à l’eau.
Il semble d’après Loucas et les autres qu’on ait demandé à Yessouah s’il était le roi des Juifs. Il répond que son royaume n’est pas de ce monde, ce qui nous renvoie au messianisme. Mais le Messie, selon Attali, n’est pas forcément un individu unique : ce peut être un mot, un texte, une communauté. La conception d’un sauveur individuel n’est pas juive, mais hellénistique.
Le terme même de sauveur, σώτηρ, est hellénistique et romain. C’est le terme dont les cités grecques indépendantes remerciaient le roi qui prétendait leur redonner leur indépendance ; c’est celui que les Romains adaptent sous la forme pater patriae, attribuée à Cicéron, à Octave-Auguste et à presque tous les empereurs. Or le pater a droit de vie et de mort sur ses enfants, et on revient à la notion romaine d’imperium qui représente le pouvoir du père de famille et du magistrat, du prince, qui a ce pouvoir à l’armée d’abord, sans jugement, ensuite dans le civil.
La littérature néo-testamentaire attribue aussi au Christ le terme κύριος, qu’on traduit par Seigneur. C’est la traduction grecque du magister romain, celui dont le pouvoir terrestre est supérieur. C’est aussi l’un des termes de la titulature des rois hellénistiques.
Dans la liturgie catholique, ce κύριος en est venu à désigner le Père au lieu du fils. Cette évolution est trompeuse, car dans les synoptiques c’est bien Yessouah qui est le seigneur. Les rois hellénistiques se font volontiers passer pour descendants de Zeus, Apollon ou Hercule. Yessouah n’aurait, selon ceux qui lisent les évangiles, jamais prétendu être fils de Dieu ; d’ailleurs Dieu n’a pas de personnalité, si l’on suit Attali. C’est une interprétation chrétienne, qui remonte à 80 environ, qui a inventé cet ἴχθυς pour créer le symbole et mot de passe du poisson. Il fallait remplacer l’agneau, symbole de l’animal immolé pour Pessah. Restons-en à κύριος.
Ce titre peut se traduire par rex. Or les Romains haïssaient depuis longtemps le simple mot rex : Tite-Live raconte que Brutus, fondateur de la république, après avoir expulsé les Tarquins dont le dernier s’était comporté comme une caricature de tyran syracusain, fit prêter serment à tous les citoyens de ne jamais accepter le retour du regnum. Dans l’histoire romaine, ou plutôt dans la légende qui en tient lieu, plusieurs personnages furent mis à mort à l’instigation du sénat pour adfectatio regni, prétention à la royauté, et quand Octave établit définitivement la monarchie, il évita soigneusement le terme rex : les monarques seront principes, ce qui veut dire premiers à prendre la parole au sénat, et imperatores, ce qui signifie simplement généraux d’armées. Si César, dont la mort sert de modèle aux légendes plus anciennes, fut tué par des sénateurs, c’est parce qu’Antoine avait posé sur la tête de ses statues le diadème des rois hellénistiques.
Tite-Live admet aussi que Romulus ait été tué par les sénateurs parce que son comportement devenait “royal”. Or comment se dit “sénat” en grec ? συνέδριον. En hébreu, sanhédrin. L’extrême confusion des récits de Loucas, Marc, Matthias et même Yohannès laisse supposer que le sénat de Jérusalem aurait livré ce candidat à la royauté à Pilate : ce n’est pas une conception judaïque, puisque les rois hasmonéens avaient procuré à Israël sa seule période d’indépendance. C’est une conception purement romaine, et qui répond à ce que des juifs avaient fait pour César en le divinisant alors que son sénat à lui l’avait tué : le sénat livre Christ – car il ne s’agit plus de Yessouah – au gouverneur romain qui va le châtier pour adfectatio regni. Non sans hésiter – encore une fois, je suis Mordillat et Prieur quand ils isolent les éléments possiblement historiques – Pilate lui inflige le châtiment des usurpateurs politiques, la croix, alors que si Yessouah n’avait été qu’un prophète abusif, le châtiment juif aurait été la lapidation.
Mais je vais aller un peu plus loin que Mordillat et Prieur : Pilate demande à Yessouah s’il est le roi des Juifs. Et il fait placer sur son corps, ou au pied de la croix, peu importe, ce panneau qui indique le motif du supplice : INRI. Rex Iudaeorum. Le motif de la crucifixion ne repose pas dans le terme Iudaei, qui n’aurait d’ailleurs pas grand sens puisque les Judéens le méprisaient officiellement comme galiléen. Ce qui motive le supplice, c’est le mot honni de tous les Romains, rex. Rien n’indique que Yessouah ait voulu se désigner roi d’Israël, de l’Israël géographique, eretz.
On ne sera pas étonné que ce motif, s’il est authentique, n’ait pas impressionné les magistrats romains éloignés de la Palestine. Il devait y avoir quantité de prophètes qui entraînaient des foules armées (même Jean le Baptiste aurait eu quelques centaines d’hommes) qui menaçaient plus ou moins le pouvoir impérialiste, ou étaient susceptibles, tout simplement, de déposer la dynastie des Hérodes Agrippa dévoués à Rome. Les Romains, à la suite de Pompée et de Crassus, étaient surtout préoccupés de maintenir partout des dynasties sujettes déjà plus ou moins fiables. Si le Yessouah historique risquait simplement de bouleverser l’ordre politique déjà instable dans une province éloignée mais indispensable, on pouvait toujours l’emmener comme otage à Rome et le latiniser, comme Hermann devenu Arminius, mais avec peu de succès puisque sitôt revenu en Germanie il s’empressa d’utiliser les compétences militaires apprises en Italie pour massacrer les légions de Varus. Ou, simplement, le supprimer en faisant en sorte que personne n’ait envie de le remplacer. La crucifixion, une torture inhumaine, servait d’exemple.
Les évangiles canoniques ont d’ailleurs beaucoup de mal à dissimuler que si Yessouah avait des troupes, tout le monde se défila courageusement et qu’aucun des apôtres ne l’aida à porter sa croix, et que même sa famille dut emprunter la tombe d’un autre. Mais là, on est déjà dans la légende.
Cette légende veut que Yessouah soit allé se promener hors du caveau de Joseph d’Arimathie, puis revenu apparaître (pour traduire exactement le grec, “être vu” ou “se faire voir”) en plusieurs occasions à des groupes différents. De là, on reconnaissait qu’il était bien l’oint du Seigneur, χρίστος, qui traduit à peu près l’hébreu messiah. Cette légende présente beaucoup de difficultés.
Le messie est celui sur la tête de qui on verse quelques gouttes d’huile d’olive, qui ont une valeur symbolique exceptionnelle. L’huile, je cite encore Attali, est le meilleur de l’olive, ou sa quintessence ; elle flotte quand le corps coule ; elle est ce qu’il y a de plus pur. À la fête de Hannouka, qui célèbre précisément la victoire des Macchabées sur Antiochos IV, la libération du peuple juif et à la fois, dit Attali, la pression qu’il doit subir pour sa propre pureté, on utilise l’huile d’olive la plus pure pour allumer la chandelle qui représente Yahvé, avec laquelle on allume ensuite les sept chandelles de la Menorah. Le messiah est donc oint d’une seule goutte d’huile d’olive. Si on le traduit en latin, on obtient unctus, et le sens est radicalement différent.
Les huileux sont, chez ces racistes et xénophobes impénitents bien représentés par le paléo-poujadiste Juvénal, ces Orientaux gras, parfumés, malhonnêtes et impies. Le surnom de Christus ne risquait pas de donner une bonne opinion de ses sectateurs.
Ajoutons que χρίστος n’apparaît qu’une fois dans la littérature grecque, chez Euripide. En κοινή, le participe parfait passif de χρίω est κεχρίσμενος, en grec classique κεχρίμμενος. Le terme Christiani n’est pas une formation grecque, ce serait Χρίστικος, c’est totalement latin. Les Chrétiens apparaissent dans l’histoire proprement romaine quand Néron les utilise comme torches vivantes pour éclairer ses jeux nocturnes, en 64. Nous avons deux témoignages postérieurs de cinquante ans environ, celui de Suétone, qui parle des disciples d’un nommé Chrestus ou Christus, condamné à mort sous Tibère, point. Manifestement, à cette époque, un érudit tout proche de l’empereur Domitien, dont il était secrétaire-archiviste, ne tranchait pas entre deux adjectifs grecs, χρίστος et χρήστος, qui signifie “utile”, “honorable” ; χρήστος était le sobriquet des esclaves efficaces. Le i et le e se prononçaient en grec commun à peu près de la même façon. Ceci ne prouve qu’une chose, c’est que Suétone suivait des sources écrites et n’avait pas entendu prononcer l’un ou l’autre des deux mots.
Tacite écrit un tout petit peu avant, mais le recul de l’histoire ne suffit pas à avaliser ses précisions. Il raconte le règne des Julio-Claudiens avec un luxe de précisions, mais surtout avec le souci de montrer que les empereurs qui ont succédé à Auguste, Tibère, Claude, Caligula et Néron, étaient tous des tarés dont la disparition a heureusement laissé la place à Trajan, l’empereur parfait qui l’a fait consul. Cela vaudrait la peine de commenter tout le texte des Annales XV 44, mais bornons-nous à le résumer puisqu’il est disponible en francais et en poche (GF). Après le fameux incendie, on va chercher les moyens d’expier la faute religieuse qui est à son origine, et les matrones sacrifient à Vulcain, au Capitole, on consulte les livres sibyllins, mais ces moyens habituels de la religion romaine ne suffisent pas à éloigner le soupçon d’une origine humaine de l’incendie. Pour éteindre la rumeur de sa propre culpabilité, Néron fait accuser et soumettre aux peines les plus recherchées quos per flagitia inuisos uulgus Christianos appellabat, ceux que le vulgaire, en raison de leurs crimes, haïssait et appelait Chrétiens. Auctor nominis eius Christus, Tiberio imperitante, per procuratorem Pontium Pilatum supplicio affectus erat. L’origine de ce nom était Christus qui, quand Tibère gouvernait, avait été mis au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Repressaque in praesens exitiabilis superstitio rursum erumpebat non modo per Iudaeam, originem eius mali, sed per Vrbem etiam quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque. Et cette abominable superstition, réprimée dans l’immédiat, se relevait non seulement à travers la Judée, origine du mal, mais aussi à travers Rome où confluent et sont célébrées les choses les plus atroces et immorales. La suite parle d’un nombre immense de gens qui avouaient et que Néron fit immoler dans les conditions atroces qu’on sait, et Tacite conclut que ces gens, bien qu’ils fussent coupables et aient mérité ces peines inédites, soulevaient la pitié. Autant que je sache, ni les exégètes ni les romanciers chrétiens, comme Sienkiewicz, n’ont lu dans ce texte que ce qu’ils voulaient y voir. Tacite ne dit pas qu’il y avait d’innombrables chrétiens, mais qu’on en condamna beaucoup non comme coupables de l’incendie, mais pour leur haine du genre humain. Et qu’ils furent sacrifiés non à l’utilité publique, mais pour satisfaire à la cruauté d’un seul homme. Il me faut deux heures pour commenter ce texte quand je le donne à mes étudiants, donc abrégeons : les chrétiens détestent le genre humain, ce qui ne veut rien dire ; c’est une religion néfaste qui resurgit en 54, originaire de Judée : entre les lignes, on va lire que le judaïsme, religion nationale, admise en tant que telle malgré son monothéisme, retrouvait un certain activisme sous ce nom nouveau de christianisme, mais celui-ci n’avait aucun ancrage national.
Tacite ne plaide absolument pas contre les Chrétiens, il plaide contre Néron en les utilisant comme prétexte. Et les termes qu’il utilise pour les désigner comme néfastes à l’État sont à peu près ceux que les magistrats de 184, plus de deux siècles avant, avaient utilisés pour dénoncer les Bacchanales. Les adeptes du culte nocturne de Bacchus ou Dionysos, précise Tite-Live, auraient violé des enfants avant de les égorger, copulé contre nature, c’est-à-dire entre maîtres et esclaves. Les bacchants violaient l’ordre social comme les adeptes d’Isis, en admettant implicitement l’égalité entre hommes et femmes, entre maîtres et esclaves, et c’est pour cela qu’on les jugeait nuisibles. Tite-Live écrit que les adeptes de Bacchus composaient une deuxième Rome, Tacite ne parle que de multitudo ingens. C’est de la rhétorique, il n’y a pas de chiffres, pas de statistiques, et Tacite est aussi imprécis que les évangélistes et que Paul en évoquant des nombres qu’on pourrait dire apocalyptiques, au sens vulgaire du terme.
Pline le Jeune, qui est un ami intime de Tacite, né dans le même sérail, se trouve en 112 proconsul en Bithynie. Il écrit à Trajan pour lui demander que faire des chrétiens ; la réponse de Trajan est brève : débrouille-toi. Comme si ces légions combattantes étaient négligeables ! Pline ne savait pas ce qu’étaient les chrétiens, mais on lui avait dit qu’il fallait les rechercher, les convoquer devant son tribunal et leur demander poliment d’abjurer leur foi. Il n’y en a qu’une toute petite minorité qui refuse, et ceux-là, non sans leur avoir donné une deuxième chance, il les envoie… au supplice, ou simplement en prison, le texte n’est pas clair.
Les autorités impériales, qui avaient quand même une police bien faite, disent à peu près le contraire de Paul : les chrétiens n’étaient ni si différents des juifs dont on avait l’habitude, au point que Flavius Josèphe et Philon d’Alexandrie deviennent proches du pouvoir impérial, ni si nombreux qu’on les livre au supplice pour leur foi. Les indépendantistes illyriens ou daces, les berbères de Maurétanie, étaient poursuivis avec bien plus de persévérance. Simplement, les chrétiens avaient hérité de leur passé juif l’habitude d’écrire et de commenter beaucoup. Leur succès littéraire va de pair avec leur succès historique.
J’ai presque dit, mais pas encore justifié mon titre, Marcion, Justin, Paul et les autres. Il aurait fallu parler de Tertullien, d’Augustin ou de Barnabé, mais cela supprimait le jeu de mots avec le film fameux. Tout simplement, dans les années qui ont suivi Tacite et Pline, autour de 150, trois écrivains parmi d’autres ont exprimé autant de manières de déjudaïser l’église chrétienne.
Le pseudo-Barnabé, dont une lettre figure dans les apocryphes et qui n’a rien à voir avec l’ami de Paul, estime que les juifs ont perdu l’Alliance de Moïse et qu’il revient à l’église de Christ de récupérer les écritures judaïques pour les relire à sa manière. Le temple ou la circoncision ne sont plus que des emblèmes, et la lecture littérale, guématrie ou kabbale, est désuète et même diabolique.
Justin va plus loin dans un dialogue fictif avec un rabbin nommé Tryphon : les témoins juifs n’ont rien compris à leurs propres livres, l’agneau de l’Exodeprédisait le Christ, tout comme le bâton de Moïse prédisait la croix et Jonas les trois jours au tombeau. Il y a deux branches, déjà deux peuples, dès la descendance d’Abraham : les juifs descendent de la servante Agar et les chrétiens de la légitime Sara.
Enfin Marcion, qui n’est connu que par les objections de Tertullien, répudie toute parenté entre le Dieu limité, l’El hébraïque, soutient que les premiers fidèles juifs n’ont pas compris la Passion (Matthieu 13), et que les premiers textes de référence sont ceux de Paul. C’est à cette époque que se fondent donc les tendances antijudaïques du christianisme.
À la suite de Paul le converti, prompt à adorer ce qu'il prétend avoir brûlé et à se comporter avec le dogmatisme le plus étroit, les trois messages nationaliste, messianique et humaniste de Yessouah le Galiléen disparaissent dans la machine totalitaire de l'Empire romain et leur disparition permet à l'église de s'établir comme le nouveau totalitarisme auquel le Vatican se réfère encore, de manière peu lucide.
P. S. Le concile de Nicée, qui est le couronnement de la farce, mériterait un long développement. Je renvoie simplement à Gustave Welter, Histoire des sectes chrétiennes, p. 61-78 (1950, réédité en 2011 en poche par Payot, 9,50 €) et au tout dernier n° de La Calotte dont je ferai des copies à la demande.