Version:1.0 StartHTML:0000000216 EndHTML:0000025006 StartFragment:0000002984 EndFragment:0000024970 SourceURL:file://localhost/Users/richard/Desktop/Les%20Vercing%C3%A9torix%20de%20Jullian%20et%20Goudineau.doc
Les Vercingétorix de Jullian et Goudineau
En 2001, Christian Goudineau publie chez Babel Le dossier Vercingétorix, juste cent ans après le Vercingétorix de Camille Jullian (mon édition : celle de Marabout, refondue par Paul-Marie Duval de l’Institut, 1963). Ce n’est pas un hasard, car Goudineau occupait la même chaire que Jullian au Collège de France, contre-université que François Ier avait créée pour contrer le dogmatisme de la Sorbonne.
Je ne parlerai pas longuement du second en date : le récit de Jullian est pour lui un dogme parfaitement admis, qui ne soufre pas contestation, à ceci près que Jullian, héritant de la celtomanie romantique et du patriotisme naïf des Napoléon et de la IIIe république, se distingue en affirmant, par exemple, qu’il n’y avait pas de sentiment national gaulois avant la présence de César ; et, bien entendu, mais c’était déjà la conclusion sous-jacente de Napoléon III , que ces barbares (auxquels toutefois on concède quelques vertus artistiques et… religieuses) ne se seraient jamais « civilisés » sans les Romains. Si l’on entend par civilisation l’équivalent du règne du McDo et de Coca-Cola, autant dire que Victor Hugo était un barbare et que Guillaume Musso est un écrivain très poli puisqu’il est nourri à l’amerlophilie.
Quand on sait que les Romains sont les créateurs de la barbarie d’État et du totalitarisme le plus exacerbé, on ne peut que regretter la « barbarie » d’Obélix… mais il est vrai que Goscinny n’est pas plus objectif que Goudineau.
Ce penchant ancien pour les Gaulois m’a valu quelques reproches de mon patron de maîtrise, voici bien longtemps : pour lui, ceux qui préféraient Vercingétorix à César étaient des fascistes… Il pensait évidemment au Front National, qui à l’époque n’était qu’un groupuscule, mais les « idéologues » de ce parti, du GUD, d’Occident et autres de triste mémoire ne se sont jamais revendiqués de Vercingétorix : plutôt de Maurras, de Salan, de Jouhaut, et de Mussolini, qui lui-même se voulait héritier… de Jules César. Donc, c’est clairement le modèle impérialiste et nazi avant l’heure de Rome qui a inspiré notre extrême-droite. Et ce indépendamment du fait que l’un de ses fondateurs soit originaire de La Trinité sur Mer, en pays vénète.
Quant au fractionnalisme gaulois des années 100-60, qu’on se rappelle quand même que les Marses, les Aurunques, les Samnites et quelques autres peuples italiques ont monté une union, inventé une capitale (Corfinium rebaptisée Italica) et battu des monnaies où l’on voyait le taureau italique terrasser la louve romaine : c’est la guerre sociale, qui précède César d’une quarantaine d’années.
Justement, une grosse moitié du livre est consacrée au mythe de Vercingétorix : ses origines romantiques avec Augustin et Amédée Thierry, ses avatars au bénéfice de telle ou telle idéologie, de Gambetta à Pétain, ce qui peut paraître paradoxal ; sans compter le casque ailé sur les paquets de Gauloises, « la cigarette au goût français » — qui doit exister toujours, d’ailleurs ; et je crois même avoir aperçu ce casque sur une monnaie commémorative de 10 €, sur fond de drapeau français, qu’une boîte de VPC a tenté de me vendre (je ne sais pas comment on fait pour teinter du métal en bleu, blanc et rouge, en tout cas les orfèvres de Waldalgesheim ne le faisaient pas). Parmi les fantasmagories drolatiques, signalons une perle : ce plâtre de Chartrousse, au musée de Clermont, où sous un même drapeau Vercingétorix serre la main à Jeanne d’Arc (1870), et en plus leur poignée de mains est maçonnique (p. 155) !
Autant dire que les travaux de Napoléon III se placent aussi sous le signe de la plus grande fantaisie, mais c’est une autre histoire.
Goudineau consacre une partie à l’analyse des textes antiques, qu’un de ces jours je rapprocherai du célèbre Alésia, textes littéraires antiques de Le Gall, Saint-Denis, Weill et du chanoine Marillier, 1973. Admettons que c’est par maladresse que l’auteur laisse entendre (p. 278) que Polybe avait écrit l’histoire de Rome jusqu’à César… alors qu’il est mort circa 126 ; on suppose qu’il a voulu écrire Strabon et qu’il s’est mal relu (c’est une précaution qu’il devrait prendre, d’ailleurs, dans ses nombreuses interviews). Et à Vercingétorix, quelques pages intitulées Éléments d’une biographie lacunaire, plutôt bien venues à ceci près qu’il n’a pas consulté son voisin celtisant qui lui aurait dit que dans Vercingétorix, l’élément -cingeto- et un génitif pluriel et non un nominatif, et la nécessaire prudence de l’historien qui n’aurait pas dû accueillir (p. 388) la légende selon laquelle Vercingétorix aurait été conturbernal de César – il est vrai qu’il trouve l’explication casuistique que celui-ci avait tout intérêt à ne pas dévoiler une ancienne amitié dans ses rapports au sénat… non seulement pare qu’il aurait indiqué que ses amis gaulois le trahissaient, mais peut-être même qu’il y avait eu dans leur relation autre chose de plus intime qu’un commandement de cavalerie… on le voit, quand on part dans le roman, on peut aller loin, mais il suffit de le dire (c’est Steven Saylor qui suggère ce genre de rapports entre César et ses contubernales).
Bien sûr, pour la localisation des événements, Goudineau se conforme strictement au dogme. Rappelons que dans un ouvrage beaucoup plus coûteux que celui-ci que je recommande, il a cautionné une carte aberrante du territoire éduen, y compris l’interprétation de Fains-les-Montbard et Fain-les-Moûtiers comme des fines alors que la graphie indique *fanos, des temples et non des frontières !
Quant à Jullian son prédécesseur, Goudineau reconnaît son nationalisme romantique, sa tendance à céder à l’imagination, le souffle de Michelet, mais pas vraiment l’objectivité. Donc, attaquons le monument achevé plutôt que d’en explorer la base.
Dans l’édition Marabout que j’ai lue et relue au point de la laisser en lambeaux (un certain lapin nain qui habita chez moi jadis a d’ailleurs jugé les coins de son goût), le texte se présente comme un petit pavé de 300 pages, soit déjà cinq ou six fois le livre VII de César, et encore a-t-il été amputé de quelques digressions dont des échantillons très enthousiastes demeurent en notes. Paul-Marie Duval a joint lui-même des notes qui jettent le doute sur des localisations trop hardies, comme le Noviodunum des Éduens.
Le plan est chronologique, avec un chapitre liminaire sur la royauté arverne et une conclusion sur l’œuvre du héros, mais pour l’essentiel on s’en tient au fil du texte de César : les Cévennes, le rappel des légions, le regroupement chez les Sénons, Genabum, Avaricum, Gergovie, la réunion du Beuvray, la bataille de cavalerie, Alésia. Je ne vais commenter que quelques points, sur lesquels je suis assez documenté (par exemple, je ne parlerai pas de Gergovie où je ne suis allé qu’une fois, enfin l’officielle… parce qu’à l’occasion de nombreux congrès à Clermont, je suis monté sur la terrasse de la mairie et j’ai cru constater qu’en regardant vers le nord, on pourrait aussi placer les notations césariennes autour de Chanturgue ; ni Avaricum, mais là c’est pour une raison moins noble : je n’ai pas retrouvé le plan de la ville, que j’ai pourtant arpentée à pied bien des fois).
Manifestement, à une époque où l’on se déplaçait lentement, Jullian a bien exploré la région sud de Clermont, et tout autant Bourges, puisqu’il précise même le nom des rues et des quartiers où auraient eu lieu les épisodes du siège. Je suis beaucoup plus sceptique sur l’extension du territoire biturige au sud-est (la répartition des communes de nom celtique, en arc de cercle aux confins au niveau d’Aigurande, qui est évidemment la frontière des Lémovices, on le voit et on l’entend encore maintenant puisqu’on passe en langue d’oc, nous mènerait à Saint Amand-Montrond et à Culan plutôt qu’à Moulins, que je vois arverne ; donc le pont détruit et refait par César serait plutôt à Varennes-sur-Allier, presque à mi-chemin de Nevers). Également sur l’extension des Éduens jusqu’à la Loire, car quelle serait l’utilité des Boïens ? Il se trouve que des découvertes en cours de publication (des deniers éduens neufs au NE de Nevers, un coin monétaire de la VIIIe légion…) tendraient à confirmer que cette peuplade, l’arrière-garde des Helvètes de 58, offerte aux Éduens par César pour garder leurs confins, avait bien occupé les Amognes et la région de Saint Pierre le Moûtier, en rive gauche de la Loire ; alors que signifie ce couloir entre eux et les Sénons au niveau de Cosne-sur-Loire ? Il est vrai que pour faire aboutir les manœuvres d’après Gergovie entre Langres et Dijon, il faut limiter les Sénons au sud ; il est vrai aussi que les territoires que nous délimitons aujourd’hui (et qui incluent mon pays dans la sphère d’influence sénone, à l’extrême sud) dépendent de la réforme territoriale d’Auguste et Agrippa, et plus encore des répartitions du Bas-Empire.
Autant la description de Gergovie et de Bourges est pointue, autant on est dans le flou dans toute la suite. Jullian multiplie les points d’interrogation sur la bataille de cavalerie, qu’il place à Dijon : une hauteur sur la gauche des légions, à Sainte-Apollinaire (mais c’est une toute petite pente, très progressive) ? Mettre les fantassins à l’abri en rive droite de l’Ouche, qui les protège mais qu’ils retraversent sans problème pour rétrograder sur Alise… tandis que César place ses bagages sur la colline de Talant, très raide à escalader, et que Vercingétorix avait laissée inoccupée ? Ou une autre rivière susceptible de faire barrage, la Norges ou les Tilles ? Elles sont minuscules. Et le burgus de Dijon, il n’existait pas ? Si j’ai bien compris, la cavalerie gauloise serait massée au NE, jusqu’à Varois et Chaignot, voire tout simplement à la cité U (légère pente), l’infanterie entre Fontaine d’Ouche (quartier un peu pentu), aux Bourroches et pourquoi pas jusqu’à Longvic sud ; il manque, de toute façon, l’aile droite de la tenaille, qu’on peut à la limite imaginer du côté de Daix (ou de Talant, que César aurait tout de suite réoccupée ?). C’est encore facile à imaginer, y compris une rivière Ouche moins modeste que de nos jours où le canal l’a régularisée (encore a-t-elle rappelé l’hiver dernier qu’elle reste un torrent de montagne et sait avoir des crues, au détriment des habitants de Longvic). Mais outre que l’effet de cisaille a disparu, cela impose aux fantassins trois milles de marche en plus pour rejoindre Alise.
En termes clairs, cette « bataille de Dijon » est topographiquement imaginable et tactiquement invraisemblable.
Mêmes doutes quant aux alentours d’Alise, où Jullian déclare qu’il n’a pas tenu compte des découvertes archéologiques, que le paysage se conforme tellement bien au récit de César qu’on aurait pu identifier le site sans cela. Voir la note que Duval a étonnamment laissée, parce qu’elle contribue largement à saper tout l’édifice : « … une visite à Alise-Sainte Reine a son charme archaïque. Elle apporte des sensations presque aussi suggestives que des textes. J’écris ces notes au pied même d’Alésia, par une admirable journée de printemps succédant à un abominable hiver. Je perçois quelques-uns des sentiments qui ont le plus fortement agi sur l’âme imaginative de nos ancêtres gaulois. Ce qui me frappe, dans les bruits ou les aspects de la nature environnante, c’estle ruissellement des sources éternelles le long des rochers, l’isolement des sommets rejoignant le ciel, les noirs taillis couronnant les cimes, le chant continu de l’alouette des bois, le vol lourd des corbeaux rasant les prés, la trinité solitaire de vieux arbres robustes, et le gui verdoyant sur le squelette des branches dénudées : toutes chose qui n’éveillent plus maintenant que des impressions de poésie, mais qui déterminèrent chez les hommes de jadis des actes de foi sincère… »
Que Vercingétorix ait pris soin de rassembler vivres et artillerie dans un oppidum qui se situait en arrière de sa marche est difficile à saisir : il voulait chasser César en le privant de ses bagages et en lui tuant un maximum d’hommes, sans le pourchasser sur l’un quelconque de ses itinéraires de retraite, qui impliquaient tous de traverser la Saône ? C’est absurde, et toutes ces thèses dogmatiques (que je défendais encore en 1983, mais cum restrictione mentali) qui veulent esquiver la Saône sont absurdes. Et si on lit bien Jullian, il le savait : d’où ces interrogations incessantes sur la motivation de Vercingétorixà se jeter dans des pièges, l’interprétation psychologisante du héros qui jette ses dernières cartes soit par souci de la gloire, soit poussé par un état-major dont presque tous les membres sont des Judas ; d’où un plaidoyer : on voit bien Jullian en épitoge, debout devant un tribunal, défendant son client : « on lui a reproché »… « on l’a raillé » « on l’a blâmé » « il ne faut même pas l’accuser » (p. 232). Choisir un site très faible par rapport à Gergovie et au Beuvray ; faire confiance à des alliés douteux ; et pourquoi, ne pas avoir eu de montgolfière comme Gambetta, son lointain héritier ? Et pourquoi d’ailleurs n’a-t-il pas quitté Alésia pour être sûr de fédérer l’armée de secours ?
Toutes ces questions sont d’une portée extrême : la bataille de cavalerie, conçue comme une escarmouche, ne peut se concevoir que dans la perspective d’opposer l’infanterie un peu plus loin. Mais une fois les cavaliers lancés, les Germains apparaissant, on ne peut plus les retenir ; c’était quand même la quatrième fois que ces Germains faisaient avorter une attaque de cavalerie gauloise ! C’est la bataille de Waterloo de Hugo, mais développée sur des dizaines de pages.
Cette vérité est aveuglante : sauf aveuglement (justement : les dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre), le héros perdant toute raison pour se jeter de lui-même en enfer, il ne pouvait concevoir qu’un piège énorme aux marges du pays séquane, et dansce pays, comme l’entendent les écrivains grecs qui, certes, résument, mais connaissent bien leur latin !
Le pis est qu’il y en a un qui écrit bien qu’Alésia ne peut pas se situer en Auxois : c’est César.