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2 mai 2012 3 02 /05 /mai /2012 19:15

Ce que je vous ai dit lundi sur les antécédents mythologiques d'Horatius Cocles, Mucius Scaeuola et Cloelia est très insuffisant. Ce qui me dissuade, alors que j'en avais quelque peu caressé l'idée, de choisir ce thème comme sujet d'examen pour le 21 mai.

Les travaux qui ont lieu en Sorbonne actuellement interdisent à vos enseignants d'aller consulter les tirés-à-part de Dumézil enfermés dans des bureaux inaccessibles, d'où l'insuffisance des quelques photocopies que j'en ai gardées.

Pourtant, l'épisode ne manque pas d'intérêt, mais l'explication comparatiste est vraiment complexe. On retiendra, puisque l'examen en première ou deuxième année nous limite à des notions assez basiques, que les textes à visée historique de Tite-Live, de Denys d'Halicarnasse, de Strabon, de Plutarque, de Florus, incorporent des éléments de mythologies indo-européennes qui remontent, pour leur fabrication, à l'expansion indo-européenne, soit au néolithique, six à quatre mille aans avant leur rédaction.

Il n'est pas exclu que les Horatii, les Cloelii, les Mucii (mais ces gentes n'avaient aucune influence à la fin de la République) aient conservé par tradition orale des souvenirs de ces mythes. Mais comment ? Les traditions sont trop fidèles pour qu'on évoque, avec Freud, une simple réminiscence de concepts inconscients ; et l'inconscient collectif cher à K. G.. Jung, on attend depuis lurette que quelqu'un lui donne une explication scientifique.

On retiendra, et c'est la question fondamentale pour notre module, que les historiens relatent des éléments archaïques, anhistoriques, et les incorporent dans des récits qui se veulent historiques. Le comparatisme de Dumézil et de quelques autres a prouvé que quand les Grecs fabriquent des dieux, les Romains fabriquent des personnages historiques avec les mêmes attributs. Mais dans le cas qui nous occupe, et là je prends quelque distance avec Dumézil, les homologies entre mythologies grecque et latine sont assez limitées.

Il y a d'abord et avant tout, ce que Dumézil a écrit, la manière de paralyser l'ennemi que Cocles partage non tant avec le Cyclope qu'avec la Gorgone Méduse, qu'il ne mentionne pas (sauf erreur de ma part). La monophtalmie se divise entre une infirmité voulue par les dieux (comme le Cyclope de l'Odyssée) qui n'a qu'un œil, ou la grimace qui consiste à grossir démesurément un œil en fermant l'autre. L'aspect technique n'est pas très important, c'est le gros œil, ou mauvais œil, qui compte. La Méduse paralyse l'ennemi, et on la trouve sur les navires, sur les boucliers, à la proue des navires. Cocles, dont le nom est transposé du Cyclope grec, paralyse les guerriers de Porsenna en dardant sur eux un œil menaçant. De même le dieu Lug ou Nodons, dans l'épopée irlandaise des Tuatha dê Dannan, provoque la victoire en faisant le tour de son armée en fermant un œil… mais il exécute cette circumambulation sur un pied, ce qui n'apparaît pas dans la légende de Cocles. Oddin, de son côté, est borgne, et gagne les batailles de cette même manière. Mais ce n'est que dans la légende nordique que le lien entre le borgne et le manchot se structure : les deux dieux doivent neutraliser le jeune loup Fenrîr, avant qu'il ne devienne adulte et ne menace leur dominance. Tyrr propose un contrat : si Fenrîr se laisse enchaîner par un lien dont il jure qu'il n'est pas définitif, le loup accédera à l'âge adulte et à la toute-puissance ; en gage de la validité de son faux serment, il laisse son bras droit dans la gueule de Fenrîr, lequel, s'apercevant que la chaîne est solide, lui coupe le bras. C'est le seul récit mythologique qui lie le borgne au manchot, bien que les monophtalmes et les manchots abondent, séparément, dans les mythes indo-européens.

La démonstration de Dumézil sur Clélie est plus délicate. Dans les deux éditions de Mitra-Varuna, Dumézil avait bien relié le borgne et le manchot aux dieux magicien et juriste, mais il manquait le représenant de la troisième fonction. La légende latine la livre, en fait, en la répartissant entre trois personnages : le consul Publicola (celui qui honore la plèbe, or la plèbe est πλῆθος, la majorité productive), Clélie qui préserve les otages en âge de reproduire (et non les enfants susceptibles d'être violés, comme le dit Tite-Live), et Porsenna le pourvoyeur de vivres. Le lien n'est pas très clair avec Publicola, mais le départ de Porsenna qui laisse aux Romains non seulement la liberté, mais la force de reproduction et des vivres, et convaincant.

Reprenons le contexte rhétorique du début de la république romaine : selon Tite-Live, nous sommes toujours en 509, l'année de la Libération, donc au départ d'un nouvel avenir. Les dieux y président, puisqu'elle se place sous l'inauguration deu temple capitolin. Mais le temple capitolin est voué à trois dieux, Jupiter, Junon, Minerve, qui ne sont pas exactement latins : c'est la triade imposée par les Étrusques, tinia uni menrva, à la place de Jupiter, Mars et Quirinus. Nous allons donc avoir des fondateurs autres, héros plutôt que dieux, pour symboliser les trois fonctions : Cocles pour la magie, Scaeuola pour les aspects juridiques, Cloelia pour la troisième fonction. C'est un schéma cohérent.

L'épisode Porsenna, avec ses contes mythologiques, serait donc une interprétation indo-européenne de la naissance de la Rome indépendante, mais encore étrusque, matérialisée par la dédicace du temple capitolin. Pas bête, cette idée. Dumézil ne l'a pas envisagée sous cet angle, mais je suppose que Briquel l'a déjà publiée dans l'un de ses innombrables articles.

Dans le cas contraire, vous bénéficiez d'un scoop supplémentaire !

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