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Il est plaisant que Tomás Noronha, le héros, soit un simple prof d’université comme moi, avec des dispositions physiques au close-combat plutôt réduites bien que dans chaque volume de José Rodrigues dos Santos il se confronte à plusieurs corps-à-corps. Son attrait pour les belles femmes lui vaut aussi quelques désagréments, dont un que je ne dirai pas, puisqu’il constitue le dénouement de L’ultime secret du Christ.
Noronha, donc, est prof quelque part à Lisbonne, d’histoire, mais spécialité cryptologie : on sent que Dan Brown est passé par là. Et comme tous les sectateurs de l’auteur du Da Vinci Code, il suit un certain nombre de codes du thriller : pas un bouquin à moins de 600 pages, une documentation scientifique peu discutable (mais bien orientée, quand même), un temps du récit très court, mais des milliers de kilomètres en avion, et une bibliographie pesante, où, en l’occurrence, on déplorera que les ouvrages de Mordillat et Prieur, pourtant pertinents, soient ignorés. Tout comme Richard Dawkins, d’ailleurs, mais peut-on, au Portugal, défendre l’athéisme comme unique religion possible pour l’homme libre ? Voir p. 554 sq. de l’édition Pocket (du reste non exempte de fautes de français), qui constituent un agenouillement devant la foi chrétienne, quand que tout le reste de l’ouvrage démontre qu’elle repose sur une stratigraphie de falsifications.
Dos Santos est très bavard, je l’ai dit, ses bouquins comportent des dizaines de pages de démonstrations, sans doute fondées, je ne risque pas de le critiquer sur l’espace-temps einsteinien ni sur le pugilat avec Niels Bohr sur la nature ondulatoire ou particulaire de la lumière, l’habitude des électrons de passer par une infinité d’endroits à la fois, etc. (La clé de Salomon, même éditeur). Je suis plus à l’aise avec sa démolition du Nouveau Testament.
Pour faire bref, trois universitaires de trois nationalités sont égorgés en 24 heures, à Rome, en Irlande et en Bulgarie. Les chapitres courts indiquent que l’assassin est un fanatique nommé Sicarius, qui obéit à un Maître… la surprise étant que le Maître ne sera authentifié que six pages avant la fin, alors que toute l’intrigue mène vers un autre personnage.
Le Sicaire, évidemment gonflé aux hormones du fanatisme des ancêtres qui ont résisté à Masada en 70 et ont préféré s’entre-égorger que se rendre aux Romains, égorge ses victimes comme le Grand Prêtre égorgeait l’agneau sacrificiel à Pessah, pour transférer les péchés de la nation d’Israël (je simplifie, il y a de très longues et précises explications sur les religions juives). Et il laisse à chaque fois un papier avec une énigme en hébreu, araméen et images, bien que celle de la p. 104 puisse aussi s’expliquer… par le latin.
Et à chaque fois, le spécialiste de cryptographie explique à loisir à la belle Valentina, inspecteur de police romaine, à grand renfort de citations précises du NT graece, que le sicaire dénonce les falsifications du corpus évangélique : la virginité de Marie, l’existence de témoin directs de la vie de Jésus, les miracles…
Au terme du raisonnement, il dit avec plus de force la même chose que Mordillat et Prieur (Jésus sans Jésus ; Jésus contre Jésus) : aucun contemporain de Jésus (sauf peut-être Jacques son frère supposé) ne survivait quand les Évangiles canoniques ont été rédigés à partir d’au moins un archétype, et que Paul avait déjà commencé à sévir avant la transcription de cet hyparchétype (issu possiblement d’une tradition orale transmise par Jacques).
Parmi les démolitions ou démonstrations, je ne retiens que les principales :
1. Jésus est bien le fils de Joseph et Marie selon Luc, avant déformations ; la consubstantialité, la Trinité, étaient incompréhensibles aux Juifs, pour qui Dieu est un (certes avec trois noms dont un imprononçable…), ce sont pures inventions du concile de Trente… en 328 après le supposé Jésus-Christ.
2. Le Jésus de Marc-Luc-Matthieu était une sorte de plouc, issu d’un bled (Nazareth, non Beth-leem) où l’on ne parlait pas la langue ecclésiastique mais l’araméen, donc une vague espèce de banlieusard illettré.
3. Cependant il s’oppose aux docteurs du Temple alors qu’il est tout gosse. Dos Santos démontre qu’en fait son père Joseph n’était pas un simple charpentier, mais un entrepreneur, pas vraiment pauvre, que ses enfants avaient appris l’hébreu ecclésiastique et la Torah, que Jésus avait un niveau suffisant pour commenter la Torah dès sa bar-mitsvah, alors que même maintenant il faut aux enfants juifs des semaines de préparation, et qu’un rabbi leur souffle quand ils se trompent dans la lecture.
4. Jésus n’a jamais dit qu’on pouvait oublier les mitsvoth, circoncision, repos de shabbat, interdits alimentaires. Tout cela repose sur des falsifications post-pauliniennes, et vise à attirer les païens (les craignant-Dieu selon l’expression de Mordillat) vers un monothéisme moins contraignant que la rigidité de la Torah.
5. Jésus appartenait à une secte fondamentaliste, très conservatrice et nationaliste, provinciale (mais avec accès à la capitale Jérusalem, au moins pour Pessah, voir le 2 : il fallait se payer le voyage et l’agneau du sacrifice), qui donna naissance aux Nazoréens, aux Ébionites et aux Sicaires.
6. Matthieu et Marc, sans s’en rendre compte (?) falsifient l’ascendance de Jésus en lui fabriquant une généalogie de trois fois 14 générations depuis David : leurs généalogies sont contradictoires et s’opposent aux livres des Rois. Mais ici la guématrie intervient. Il s’agit de fixer un nombre sacré de générations, et de démontrer que la mort du Machia achève un troisième cycle d’événements fondateurs, de David à la libération de Babylone, puis à la libération des Romains.
7. D’autres éléments indiquent que Jésus voulait restaurer une nation d’Israël avec ses douze peuplades issues de Salomon, d’où le nationalisme anti-romain qu’évidemment Paul ne pouvait pas conserver.
8. Il en découle naturellement que Jésus était bien le présumé « roi des Juifs », promis à l’héritage de David.
9. Ce qu’il proposait n’était pas du tout une morale universelle à l’usage des païens, mais une loi pour les Juifs des douze tribus et eux seuls, dans l’espoir de reconstuire le Temple détruit par Pompée en 63 « avant lui » et de détruire le pouvoir d’Hérode, de ses descendants (dont Hérode Agrippa, juif et arabe, formé à Rome, comme le raconte Lattès), des procurateurs comme Quirinius et Pilatius.
Jésus ne s’est jamais adressé qu’aux Juifs, les exhortant à un respect réactionnaire absolu de la Torah, et comme on l’a souvent observé, il reste dans les Évangiles quelques endroits authentiques (selon l’auteur) où il déclare venir en vengeur, avec l’épée et non avec un message de paix.
Les arguments sont particulièrement forts quand ils sont rigoureusement démontrés à une policière catholique romaine… mais l’apparente surprise béate de l’interlocutrice, dont on découvre à la fin qu’elle est un sous-marin de la loge maçonnique P2, considérée comme une police secrète et mafieuse du Vatican, relativise quand même leur portée. D’autant que les arguments de l’universitaire Tomás soutiennent in fine une extrême-droite israëlienne qui veut restaurer la secte des sicaires.
Il reste quelques éléments plutôt contradictoires : qui commande le sicaire ? On croit d’abord que le Maître est le président de cette fondation richissime qui a pour finalité de cloner Jésus, mais finalement c’est la fliquesse italienne avec son compère israëlien. Il faut dire que le Maître en question, qui porte un nom bizarrement turc ou arménien (Arkad Arpan), pense tout simplement qu’à partir de deux brins d’ADN prélevés dans le tombeau de Talpiot et attribués à Yehoshua bar Yehosef il va pouvoir cloner le Christ et rapporter la paix sur la terre ! Évidemment, pour l’émissaire de la loge P2/Vatican comme pour l’extrême-droite israëlienne nationaliste, ce Jésus ressuscité serait élevé dans les préceptes chrétiens, qui sont une trahison du véritable Jésus, qui était un juif pur et dur, ne s’adressant qu’aux Juifs dans l’espoir de reconstruire le Temple, le Kodesh Hakodashim ou Saint des Saints, nom d’ailleurs donné par Arkad Arpan au complexe fortifié où il séquestre les chrormosomes du Christ…
L’auteur se protège sous une bibliographie épaisse, mais la manière dont il interprète la documentation pour développer son intrigue est quand même un peu légère. Premier point ennuyeux, il considère Jésus fils de Joseph comme un personnage historique et unique, pas fils de Dieu bien sûr mais bien de Marie, qui avait des frères, une femme au moins (la Mariamne de la tombe de Talpiot, ou Marie de Magdala ?), qui aurait à lui seul accompli tous les exploits relatés – et déformés, ou inventés – dans les évangiles synoptiques. Je suis d’un avis différent : il y avait tant de prophètes, de thaumaturges et de résistants, plus au moins fanatiques, dans la période post-macchabéenne, contre les oppresseurs grecs et romains, que la légende a très bien pu, dès l’époque claudienne ou trajane, fabriquer un héros unique à partir de différents prédicateurs authentiques. Que le libérateur choisi ait porté un nom symbolique (Jésus, fils de Joseph, rien de plus banal comme l’observe Tomás, mais il en va de même pour Jeanne Darc) me paraît infiniment probable. Que l’un des innombrables prophètes ait été réellement crucifié comme résistant à l’absolutisme romain, c’est probable, et qu’un parti nationaliste et conservateur se soit revendiqué de ce héros, d’accord. Qu’il ait été ensuite enterré à Talpiot (par souscription, parce que si c’était bien un nazaréen, il ne devait pas pouvoir s’offrir le Père-Lachaise de l’époque), admettons encore.
Tout le reste est fable : n’oublions pas que les Évangiles sont des écrits grecs, et pas l’œuvre de Grecs érudits comme le dit Dos Santos, mais de copistes qui écrivaient une sorte de koinè très mécanique, proche de la litanie orale (exception : l’évangile de Jean, qui est une vulgarisation néo-stoïcienne complétée d’un récit, à mon avis d’une autre main). Les Grecs, on le sait, étaient des inventeurs professionnels de mythes, au point que celui de Romulus, par exemple, leur a été commandé au ive siècle (voir quelques articles de l’époque où j’enseignais).
La différence étant que la vulgate romuléenne fut commandée et réalisée quatre siècles après la vie du supposé Romulus (légendaire, mais peut-être, pour faire plaisir à Grandazzi, fondée sur quelques personnages authentiques), alors qu’entre la crucifixion de Yessouah et la rédaction des fables il n’y eut qu’un demi-siècle, et Paul avait déjà commencé à sévir.
Dès lors, puisqu’on sait très bien quels intérêts servaient les rédactions de la légende romuléenne – la république nobiliaire qui commençait à devenir impérialiste –, il faut se demander à qui, à quoi servaient les évangiles. La réponse est assez claire, à mon avis.
P.S. Sur la Loge maçonnique P2 : premier point, c’est la mode depuis Dan Brown de coller partout des Illuminati, des francs-maçons, de l’alchimie, etc. Le grand mic-mac, comme disait Alexandre Vialatte… qui fait vendre. Dans La clé de Salomon, l’épisode final se déroule dans le Temple de la Grand Loge de Washington, mais je crois que l’auteur lui prête un décor égyptisant qui doit être celui de Philadelphie, mais je ne suis pas sûr (réponse, sans doute, sur Wiki). En tout cas, je ne connais pas de temple maçonnique où l’on entre par les toits ou par une porte de service ! Dans La formule de Dieu, j’ai oublié si l’auteur avait usurpé quelque fantaisie pseudo-maçonnique, mais je peux vérifier. Dans le cas présent, c’est assez simple : autant qu’on sache, la loge Propaganda 2, avec un pareil titre distinctif, n’aurait jamais été enregistrée par la Grande Loge d’Italie. Il s’agit donc de ce qu’on appelle une fraternelle, réunissant des VIP de la banque, de l’industrie, de l’église vaticane probablement, pour des réunions d’aspect maçonnique suivies d’agapes copieuses où l’on traite des affaires totalement profanes… mais entre fratelli. On peut supposer qu’elle existe toujours, malgré quelques affaires judiciaires connues, mais de manière plus… discrète.